Grève ou Reprise ? L'Avenir du BTP en Suspens à La Réunion
Ce vendredi 31 mai 2024 – une semaine après l’annonce de la suspension de la grève dans le bâtiment – syndicats, salariés, collectivités se retrouvent de nouveau à la Chambre de commerce et d’industrie de La Réunion. Une ultime réunion qui déterminera si les syndicats reprennent, ou pas, leur grève. Salariés licenciés, entreprises en “défaillance”, matériaux qui explosent, appels d’offres infructueux… quelles sont les origines de cette crise ?
En 2023, on estime à 7.100 le nombre logements autorisés à la construction à La Réunion. Comparé à 2022, ce chiffre indique une diminution de 9%, selon les données de la Cellule économique du BTP de La Réunion (CERBTP).
Tous les logements mis en chantier sont en baisse que ce soit pour les logements individuels -kaz atèr-, (-9,3%), les logements individuels groupés (-5,1%) et les logements collectifs et en résidences (-11,6%).
Dans le social, au 4ème trimestre 2023, 391 logements sociaux ont été démarrés et 1.002 ont été livrés. Les démarrages de chantier se contractent de 30,8% en un trimestre et chutent de 54,3% en un an. Quant aux livraisons de logement sociaux, elles progressent de 14,6%.
Des logements en baisse, qui découlent d’une baisse d’activité de la filière BTP à La Réunion. “En 2008, avant la fin de la défiscalisation du logement libre, l’activité du BTP était de l’ordre de 2,1 milliards d’euros en 2008” selon la Confédération de l’artisanat et des petites entreprises du bâtiment (Capeb). “Avec la NRL, le chiffre d’affaires du BTP était de deux milliards d’euros, désormais il est de 1,2 milliard”, explique Pierrick Robert, président de la chambre de commerce et d’industrie.
Conséquence, les entreprises peinent à travailler. Certaines sont obligées de mettre la clé sous la porte et de se séparer de leurs salariés.
À La Réunion, l’effectif salarié de la filière bâtiment est de 19.681 personnes selon les chiffres de la Caisse de congés payés du BTP, arrêtés en mars 2024. Une baisse de 2,2% comparée à mars 2023, alors que l’année passée, le secteur du bâtiment employait en moyenne, 20.170 salariés, selon les données de 2023 enregistrées par la CERBTP.
Ces salariés sont employés par près de 4.200 entreprises.
Selon les données de la CERBTP, 277 de ces sociétés étaient en situation de défaillance en 2023. Une hausse de plus de 61% sur un an. “Une défaillance d’entreprise qui a fortement augmenté depuis 2020, avec une accélération en 2022”, précise Pierrick Robert.
Cela étant, la défaillance ne veut pas forcément dire liquidation de l’entreprise. “L’entreprise peut bien être dans une phase de redressement”, explique Raymond Vaitilingom, secrétaire général de la Confédération de l’artisanat et des petites entreprises du bâtiment (Capeb).
Il reste que 94 de ces entreprises en difficultés ont fermé définitivement au 4ème trimestre 2023.
Une activité pas au rendez-vous et des matériaux toujours plus chers
Inflation, surcoût des matériaux, baisse des chantiers, entreprises en difficulté, difficultés d’approvisionnement… tant de facteurs fragilisent la filière du BTP.
“80% des appels d’offres sont infructueux.” “On nous dit il y a de l’argent mais qu’on ne trouvent pas d’entreprises pour effectuer les travaux” affirme Jean-Paul Narayanin.
Selon le syndicaliste, la raison est simple : “les enveloppes budgétaires ne prennent pas compte de l’augmentation des matériaux” et les sociétés hésitent donc à répondre à des appels d’offres qu’elles ne sont pas certaines d’honorer en termes de coût.
Et pour cause. “Les importations de ciment ont baissé de 39%, les locations de grues de 32%”, détaille Pierrick Robert. “Les coûts de construction ont augmenté de plus de 30%. Par exemple le prix de la tôle est de 21 euros, alors qu’avant il était de 14 euros”, recense Jean-Paul Narayanin.
Cette situation perdure malgré l’adoption par le Parlement européen d’une dérogation permettant d’importer à meilleur prix des matériaux de construction non estampillé CE (garatissant la la conformité à toutes les directives ou règlements européens).
Le nombre de démarrage de chantier “baisse lui de 30%”, précise la CCIR. Des “éléments qui parlent d’eux-mêmes”, lance le président de la chambre consulaire. “Il y aussi une crise sur les commandes privées avec des problèmes de financement des banques, des taux d’intérêt qui n’ont pas cessé d’augmenter” dit-il.
Interrogés sur les raisons ayant conduit à cette situation, les syndicats, patronaux et de salariés, dénoncent surtout “un manque de visibilité”.
“L’activité n’est pas au rendez-vous, les patrons sont inquiets”, indiquait Anthony Lebon de la FRBTP (Fédération réunionnaise du BTP), lors de la journée de mobilisation du secteur ce jeudi 23 mai.
“Les raisons de cette crise c’est que l’Etat et les politiques refusent de construire des logements sociaux. Alors que la demande de logements est d’environ 45.000 logements”, estime Raymond Payet de la CGTR “Aujourd’hui on est en train de mourir. On n’a pas de visibilité” alerte Jean-Paul Narayanin.
Le ressenti n’est pas le même à l’Armos (Association Régionale des Maîtres d’Ouvrage Sociaux et Aménageurs de l’Océan Indien), “on ne peut pas dire qu’il n’y a plus de chantiers. Au moment où l’on se parle 3.000 logements sociaux en construction”, explique Frédéric Pillore, directeur général de la Semac (bailleurs social) et président de l’Armos.
En moyenne chaque année, “on lance la construction de 1.500 logements sociaux. Les opérations de réhabilitation (de l’habitat existant – ndlr) viennent renforcer la commande auprès du BTP” défend Frédéric Pillore.
Une forte demande
“La demande pour se loger est croissante et la tension reste forte que cela soit dans le social ou dans le privé”, ajoute le président de l’Armos.
“Quand on lance les chantiers, la difficulté reste les appels d’offres qui ne rentrent pas forcément dans le budget prévu par les entreprises en raison de la hausse des coûts de construction”, relève Frédéric Pillore. “Entre le moment où l’on donne l’accord sur le projet et le financement il peut se passer plusieurs mois” avec tout ce que cela signifie en termes d’augmentation des coûts.
L’observatoire de la commande publique, ne pourrait-il pas permettre aux différents acteurs du secteur d’avoir une plus grande visibilité ? Frédéric Pillore déclare “cet observatoire récoltait les données des indices des prix, les marchés, la main d’œuvres et publiait trimestriellement”. Mais “ce flux d’informations c’est peut-être un peu perdu en terme de récurrence et de sollicitation” dit-il.
“Ce serait une bonne chose de relancer cela pour tenir le fil d’informations pour tous les acteurs et avoir le même niveau d’information sur le volume des commandes, les perspectives et l’évolution des prix” note le président de l’Armos.
“Nous les bailleurs avons pour mission de loger les demandeurs et nous avons à cœur de produire les logements et forcément nous sommes ennuyés par cette situation et nous voudrions pouvoir avoir des éléments de perspectives pour la filière et que le BTP puissent se structurer au regard de la filière réhabilitation car il y a un besoin important dans le parc social” dit-il encore.
Des besoins de logements mais pas assez de terrains
L’un des facteurs également pointé du doigt dans cette crise : le manque de foncier.
Selon l’administration, “même si le foncier est excessif en termes de coût, l’île en possède toujours (1.500 hectares dédiés à l’urbanisation)”, précise le secrétaire général de la Capeb.
“L’exigence de la CGTR c’est que nous avons plus de 1.200 hectares en attente de constructions. L’enveloppe de la LBU (ligne budgétaire unique) n’est pas consommée et c’est une volonté de l’État de ne pas le faire”, s’insurge la CGTR. “Nous avons du mal à comprendre la lourdeur administrative sachant que le premier ministre demande d’alléger les démarches administratives.”
Quelles sont les raisons développées par ceux que les syndicats appellent “les donneurs d’ordres” ? “Après une semaine auprès des collectivités, les bailleurs et l’État, nous constatons aucune volonté de construire des logements sociaux sachant qu’il y a plus de 45.000 demandeurs”, déplore la CGTR.
“Nous demandons un plan d’urgence pour relancer le BTP et que la DEAL arrête de se cacher sur la règlementation en matière d’environnement en bloquant sur une durée indéterminée des chantiers à cause de deux lézards et d’une chenille.”
Concernant le foncier, “on est sur une matière première en quantité finie sur l’île”, souligne Frédéric Pillore. “C’est compliqué avec les prix, les conditions géographiques qui font que les terrains les plus faciles sont pris et qu’il reste le plus complexe.”
De plus, “il y a moins de disponibilité car les espaces sont à urbaniser or cela fait qu’il faut aller vers les friches et donc il faut amener des services qui sont couteux”. “Les collectivités sont réticentes car il faut installer les équipements publics et elles ne sont pas forcément enclines à s’étendre”, lance le président de l’Armos.
Une crise qui dure depuis trop longtemps déjà
“À l’époque, les acteurs invoquaient des mises en chantier en retard, la mise en place d’un nouveau protocole de garantie d’emprunt… mais depuis 2025, il y a une baisse générale des mises en chantier qui est la conséquence d’une programmation plus réduite”, souligne la Capeb, évoquant seulement 1.950 mises en chantier en 2019.
Si l’on avait pu croire – à tort – que cette crise est récente, elle dure en fait depuis des années.
“La FRBTP a alerté (les pouvoirs pubics – ndlr) à plusieurs reprises ces dernières années sur les conséquences de ces différents éléments conjoncturels” note Anthony Lebon de la FRBTP.
Plusieurs demandes avaient été clairement exprimées encore le 7 février dernier par le président de la fédération patronale à savoir la mise en place d’avances de démarrage de 30 % pour tous les marchés publics. La deuxième, pour la rentabilité des entreprises avec l’entrée de la filière en secteur de compétitivité renforcée.
Anthony Lebon le martelait, “nous n’avons pas arrêté d’alerter l’État et l’ensemble des acteurs politiques locaux sur la crise majeure que rencontre notre secteur, mais nous n’avons rien obtenu depuis longtemps”.
Les raisons sont multiples : “coût excessif du foncier, inflation du coût des matériaux, absence d’ouverture de carrière de roches alluvionnaires, crise de l’insuffisance financière”, liste la Capeb.
Tout cela mis bout à bout rend “les entreprises de plus en plus précaires et vulnérables avec des taux bancaires élevés, des difficultés pour la profession de basculer dans les grandes mutations du fait de sa dépendance aux fonds publics, la timidité de certaines communes à engager des travaux sur leur territoire”, poursuit Raymond Vaitilingom, le secrétaire général.
“Tout cela était prévisible. Depuis l’année dernière les choses trainent. On savait que ça allait bloquer”, lance Jean-Paul Narayanin.
Une “dégradation de la situation qui a fortement impacté l’emploi, les marchandises et la construction de logements”, indique le président de la CCIR.
Un avenir incertain pour le BTP
Comment se dessine le futur de la filière BTP à court et à long terme? D’ailleurs, n’est-ce pas trop tard pour essayer de la sauver ?
Pour la Capeb, “il y aura toujours de la construction sur le territoire, mais peut-être pas au même niveau souhaité par les uns et les autres”.
Raymond Vaitilingom ajoute : “il faut dynamiser les travaux de réhabilitation et de rénovation d’un parc social de 80.000 logements, il faut se consacrer sur les 36.000 logements vides afin d’inciter les propriétaires à louer leur logement. Il faut aussi travailler sur l’attractivité des métiers et l’innovation dans la construction”.
“Nous sommes dans une situation particulière au vu du contexte avec des pertes, des défaillances qui ne cessent d’augmenter, une crise qui n’en fini plus et qui impactent fortement la relance, les marchés, les charges sociales ou patronales des entreprises” commente Pierrick Robert. “Les entreprises ont besoin de souplesse, d’une bouffée d’oxygène pour passer cette période” relève-t-il.
“Il faut accompagner les entreprises, préparer leur avenir, être force de proposition, raccourir les délais de paiement, adapter les normes de construction, avancer la trésorerie au démarrage des chantiers” insiste le président de la chambre consulaire.
À la question : si rien ne bouge, comment voyez-vous l’avenir, la CGTR BTP répond : “nous construisons aujourd’hui notre rapport de force avec les demandeurs de logements. Nous prendrons contact avec la CNL (confédération nationale du logement), l’ensemble du BTP pour une mobilisation qui sera à la hauteur du mépris des donneurs d’ordres, de l’État et des politiques qui refusent de construire. Faire des états généraux c’est bien, mais le passage à l’acte c’est mieux.”
“Nous espérons pouvoir à l’avenir pouvoir dialoguer et que les collectivités proposent divers chantiers”, abonde Jean-Paul Narayanin de FO.
C’est de cela dont il sera question lors de la réunion à la CCIR ce vendredi.
Une enquête imazpress.com